Tout à coup, redressant son buste, les bras levés au ciel, jaillit de sa gorge
un cri terrifiant, une plainte énorme comme peut en pousser une bête
sauvage blessée à mort. Ce cri-là est sûrement enfoui au plus profond des
êtres et on ne peut le clamer qu’à l’occasion de la plus intense des
tortures. C’est précisément ce que vivait, en cet instant, ma pauvre mère.
Ce chagrin crié avec cette force, nous avait glacés le sang, et les hommes
ne firent aucun geste pour s’interposer entre elle et sa peine. Ils
connaissaient eux aussi cette souffrance suprême qui les avait souvent
meurtris dans leur cœur et leur âme. En gens simples, ils savaient
respecter depuis toujours les morts, et la tristesse des vivants.
Elle resta ainsi prostrée longtemps, puis elle se baissa et embrassa son
mari longuement sur le front. quelques sanglots comme retenus secouèrent
sa poitrine. Elle fit un signe de croix et signa aussi le front de mon père.
Son visage avait changé, il reflétait maintenant cette peine muette qui
s’installe en vous pour toujours. Je compris que cette expression serait la
sienne pour toute sa vie.
— Nous rentrons à la maison ! Merci, mes amis, de ramener Ramon chez
lui.
Maman n’avait plus une larme, son expression était sévère. Elle vint vers
nous et les bras écartés comme pour pousser devant soi le troupeau
d’oisons, elle nous dit :
— Avancez, pressons, votre père va arriver.
Notre cortège traversa notre champ dévasté sans que notre mère ne
sourcille, elle était pour l’instant comme détachée du monde. Des voisins
qui eux aussi étaient là pour évaluer l’ampleur du désastre, se signaient à
notre passage. La nouvelle avait sans doute dû atteindre le village, car nous
entendîmes les cloches sonner le glas.
Sur la place, tous les voisins nous attendaient, les femmes pleuraient, elles
savaient mieux que quiconque pour l’avoir vécu, la douleur que ressentait
notre mère. Le curé était sur le parvis de l’église, au passage du brancard,
il s’approcha pour asperger papa d’eau bénite et murmurer quelques
paroles. Maman ne s’arrêta pas, nous poussant toujours devant elle.
Arrivée chez nous, elle se précipita, vers le crucifix qu’avait sculpté
notre père dans une racine de buis et rageusement le retourna face au mur.